Voyage exclusif sur bateau privatisé

Les coulisses du théâtre, l’ombre après les lumières, backstage d’un monde à paillettes, où la vie en rose ne l’est que si la monnaie tinte avant le talent. Certes c’est exagéré, mais la vérité est qu’un talent se remarque si les pistons suivent derrière.
Le Théâtre s’il vous plaît, avec un grand T et l’accent circonflexe. Jouer son rêve sur les planches, pouvoir tout faire car tout est permis. La piscine géante c’est possible, tout comme mourir pour mieux ressusciter, soir après soir. Défier la mort, la religion, la vie, les gens, le rire et les pleurs, défier tout, faire semblant ou non, vivre ou jouer, vivre et jouer. Acrobates habiles des mots que sont les comédiens, qui font voyager les spectateurs, et qui les remercient parce que sans spectateur il n’y a pas de théâtre.

Et qu’est-ce qui se cache derrière le décor de Vérone, le rideau rouge qui tombe, les lumières bleutées d’un faux soir qui tombe ? C’est quoi, le théâtre, vraiment, le tout, et pas seulement ce qu’on voit ? Ne pas se fier aux apparences comme dirait Grand-mère.
Un spectacle, ça coûte des sous. Pour qu’il se monte, qu’il se crée, et qu’il se diffuse ensuite, le plus loin possible, destination rêvée pour les petites compagnies : Paris. Ne pensez pas qu’Avignon et son festival servent à lancer un spectacle, c’est plutôt devenu un étouffoir, un monstre mangeur qui avale spectateurs et théâtreux et les noient sous un flot de paroles et de chaleur estivale.

 

Monter un spectacle, trouver le texte, trouver l’argent pour payer les personnes qui participent à la création (et ils sont nombreux, entre les techniciens, comédiens, musiciens s’il y a, chargés de diffusion, de communication, directeur artistique, metteur en scène, etc, etc…) et le matériel nécessaire au décor. Trouver des partenaires (et non des sponsors), assurer la partie production et communication. Donc on envoie, des mails, des lettres, on fait un dossier. La programmation c’est compliqué, il faut que des professionnels se déplacent, généralement ils préfèrent voir le spectacle, et se décident ensuite pour l’acheter ou pas. Mais déjà il faut accepter de venir, car ils ont des centaines de demandes. Après il y a les gens connus, qui n’ont pas à demander mais attendent qu’on les contacte. Ah, la vie est tellement plus simple. Bref. Monter un spectacle, le faire vivre, c’est déjà assez difficile. Et se rajoutent à ça tous les petits coups bas entre amis. On cherche à avoir la place, parce qu’on a des sous à gagner et qu’on veut garder son statut d’intermittent du spectacle. On peut citer les auteurs qui font payer cher les droits sur leur texte, les programmateurs ou comédiens qui vont faire une très mauvaise promotion d’un spectacle qu’ils ne veulent pas voir se développer,

les gens ayant le pouvoir (par exemple, ceux qui choisissent de
donner des subventions, d’être partenaire d’une création) qui se tournent exclusivement vers les spectacles en vogue. Comme dans tout art, c’est une course, les coudes serrés.

De ces magouilles et autres affaires je ne peux vous en citer qu’une, car je n’en connais que peu (généralement, ça reste secret ce genre de choses) et celle-là est particulièrement révoltante.

André Dussollier, acteur et comédien, figure du cinéma français. Il a joué notamment en cinéma dans Tanguy (2001), Micmacs à tire-larigot (2009), On connaît la chanson (1997), et au théâtre La Mouette de Tchekov, mis en scène par Kontchalovski et avec Juliette Binoche, ou plus récemment dans Novecento Pianiste, écrit par Alessandro Barrico. Ah, c’est là que ça coince. Parce que ce texte, justement, tel qu’il est joué par Dussollier, n’est pas le texte original. Mais une nouvelle traduction (carrément mauvaise et qui détruit la poésie initiale, mais ça c’est un avis), pour éviter de payer les droits à la traductrice. Et ensuite, notre cher comédien a obtenu (avec l’aide de sa production bien évidemment) l’exclusivité sur ce texte. Alessandro Barrico a donc gracieusement « vendu » son livre à un unique acheteur. C’est-à-dire qu’aucune compagnie ne peut jouer Novecento sur le territoire français, ce qui laisse champ libre à Dussollier pour tourner son spectacle un bon nombre de fois, faire des entrées, gagner un Molière et, accessoirement, bloquer dans leur élan toutes les compagnies de théâtre qui jouaient ce texte, leur faire perdre de l’argent, etc, etc.

De plus, cette exclusivité ne cesse d’être rallongée. Alors voilà, payer des droits d’auteur sur un texte, c’est bien normal. Mais l’exclusivité ne devrait pas être autorisée. C’est une atteinte à la liberté d’expression. Un texte ne peut donc pas être joué librement, alors que le théâtre est le lieu de toutes les libertés ! Empêcher des gens de faire leur métier et de gagner leur vie, alors qu’on a soi-même, j’imagine, pas beaucoup de problèmes financiers, c’est un désir d’être le seul et l’unique. C’est, en apparence, avoir peur de la petite concurrence. Peut-être que les raisons en sont différentes.
C’est un reproche à André Dussolier, qui est un grand acteur de cinéma, mais aussi et surtout, un reproche général aux productions qui ne voit que le côté économique de l’art.

Le théâtre ne sera jamais un monde tout blanc, et comme toute famille il y a des tensions. Mais chacun devrait être libre de créer ce qui lui plaît, en toute liberté.

 

Cess (illustration d’E. Guin)