Tik Tok, la vérité derrière le filtre

Elle est absolument partout. Impossible de la manquer à la moindre incursion sur Internet : l’application Tik Tok a envahi le monde. Dans les publicités sur YouTube, dans des reportages sceptiques et même sur les chaînes de tes vidéastes préférés qui s’en moquent allègrement. On a un peu de mal à comprendre cette omniprésence : dans mon entourage, personne ne l’utilise (ou personne ne l’admet), et pourtant, ses 500 millions d’utilisateurs sont bien là et ne sont pas prêts de partir. Parmi ses détracteurs, c’est souvent l’argument du « malaise » qui est avancé : Tik Tok c’est souvent gênant, un peu ridicule. Pourtant, c’est loin d’être le problème principal.

Mais d’où vient le démon Tik Tok ?

Ce réseau social est né de la fusion de Musical.ly, qui avait cartonné entre 2014 et 2017 (on se souvient avec émotion de l’alien vert qui danse, dame tu cosita, han, han) et de son équivalent chinois, Douyin, par le principal actionnaire de cette dernière, pour la modique somme de 700 millions d’euros. Tik Tok est donc une plateforme hybride, où l’on peut poster de courtes vidéos de playback sur une musique, assorties de danse ou de mises en scène. Les utilisateurs cherchent ainsi à mettre en avant leur contenu pour se constituer une communauté. Le réseau social a figuré en tête des applications les plus téléchargées dans le monde pendant tout le premier trimestre 2018, et à ce jour il comporterait environ 500 millions d’utilisateurs dans le monde et 2,5 millions en France.

Tik Tok a pris une ampleur impressionnante courant 2018. Outre le nombre faramineux de téléchargements, elle a un pouvoir considérable, à la fois interne et externe : elle influence non seulement ses utilisateurs, qui sont quotidiennement touchés par des tendances et des contenus diffusés très vite et à grande échelle, mais aussi les autres médias.

Vidéos de compilations ou conseils d’utilisation de Tik Tok sur YouTube, partenariat avec la chaîne de télévision américaine MTV… Tout est fait pour que l’application soit partout. Et ça fonctionne : Tik Tok est, depuis plusieurs mois, au cœur des débats. Alors, cancer ou pas cancer ?

Il est inutile de critiquer férocement Tik Tok en occultant ses aspects positifs. Malgré l’omniprésence d’un contenu assez pauvre et/ou peu créatif, on peut voir émerger certains vidéastes dotés d’un réel talent, qui s’amusent avec les codes, utilisent à bon escient les effets proposés par l’application et proposent un contenu original, drôle ou intéressant. Cela montre bien qu’un usage réfléchi et conscient de cette application est possible. Mais le problème est bien là : ce n’est pas réellement ce type de créations qui est mis en avant. Cela peut être constaté sur beaucoup de réseaux sociaux : la masse a tendance à préférer le contenu « facile », peu innovant mais distrayant, qui joue sur des codes acquis dont on sait qu’ils fonctionnent déjà, ou encore sur des tendances plus ou moins éphémères.

Et ce n’est pas forcément une mauvaise chose de proposer des vidéos distrayantes ! Le problème, c’est qu’une idée, au départ relativement originale et bien pensée, une fois qu’elle est reproduite des dizaines de milliers de fois, perd de son intérêt pour devenir un fade copier-coller, comme de nombreux « challenges » sur Tik Tok, concepts partagés et répétés jusqu’à l’indigestion.

Même s’ils ont le mérite de fédérer une communauté très active (ce qu’on retrouve moins sur les autres réseaux sociaux), ces challenges valorisent la facilité et les recettes qui fonctionnent à tous les coups.

De (trop ?) jeunes utilisateurs

Malgré tout, cet aspect n’est pas le plus problématique dans l’usage actuel de Tik Tok. Un autre défaut majeur, et qui est plus spécifique à cette application, est la dominance des (très) jeunes utilisateurs : la majeure partie du public a entre 11 et 12 ans, et les stars de l’appli ont presque toutes entre 13 et 18 ans. Cela a plusieurs conséquences :

D’abord, Tik Tok est un terrain très propice pour le harcèlement, et il est facile de constater à quel point cela peut affecter les jeunes utilisateurs, qui ont parfois du mal à prendre du recul. Ce problème existe en réalité sur tous les réseaux sociaux à plus ou moins grande échelle, mais il est ici exacerbé : l’aspect très divertissant et léger de l’appli fait que certaines blagues peuvent très vite déraper en acharnement sans que la limite soit très clairement définie. De plus, comme la plateforme invite à s’exposer énormément, les critiques sur le physique pleuvent, et prennent parfois plus d’ampleur qu’on ne pourrait le penser.

La sur-exposition

Cela nous amène à un autre problème : l’exposition de soi à outrance, parfois de manière très intime (au sens physique aussi bien que psychologique). Le système de tendances de l’appli valorise des contenus où les créateurs se mettent en avant le plus possible et sous leur meilleur jour. On laisse rarement de la place à l’imperfection ou à l’autodérision (en tous cas parmi les contenus populaires et « premier degré »), et Tik Tok étant une application très jeune, elle cherche à tout prix à faire émerger des talents, quitte à produire à la chaîne des personnalités factices et vendeuses. Tik Tok, ou plutôt l’usage qui en est fait, invite au nombrilisme, et les jeunes qui l’utilisent quotidiennement s’habituent à une vision factice de la perfection et se focalisent sur l’apparence.

Cette mise en scène permanente de soi se traduit aussi par de nombreuses vidéos, surtout réalisées par des filles ou des jeunes femmes, où le corps est dévoilé dans le cadre d’une danse plus ou moins sensuelle. Ce type de contenu n’est pas problématique tant qu’il est pratiqué par des femmes adultes et conscientes des enjeux car, on le rappelle, chacun fait ce qu’il veut de son corps. Or les petites et jeunes filles (très majoritaires sur Tik Tok), fascinées par ce type de contenu et voulant faire « comme les grandes », reproduisent ce genre de vidéos où elles sont parfois très dénudées, visiblement sans se rendre compte de ce que cela implique pour leur image.

Ce phénomène entraîne deux problèmes : d’abord l’hypersexualisation des petites filles, qui sont objectifiées dès le plus jeune âge pour correspondre à des critères de beauté sociaux appliqués aux adultes ; mais, bien plus grave, une généralisation de la pédophilie sur Tik Tok.

Les porte-paroles de l’application affirment que l’équipe de modération est particulièrement qualifiée et vigilante, et pourtant, de nombreux témoignages de comportements abusifs d’hommes adultes envers des petites filles voient le jour. Alors évidemment, ce problème existe aussi sur les autres réseaux sociaux (de manière plus isolée tout de même), et les filles qui publient ces vidéos ne sont pas à blâmer, mais la question subsiste : peut-on se permettre de laisser Tik Tok entre toutes les mains ?

En réalité, ce n’est pas vraiment Tik Tok le fond du problème : c’est un phénomène de société, qui noie les créateurs inspirés sous une vague de contenu standardisé, qui banalise le harcèlement et l’objectification du corps, qui valorise les contenus bien lisses et dépourvus d’humanité. Alors peut-être que la solution, plutôt que de boycotter Tik Tok à tout prix, serait d’ignorer autant que possible ce contenu de masse, et de mettre en avant les artistes, ou tout simplement ceux qui s’amusent en toute conscience, dans le respect d’eux-mêmes et des autres !

Nell (dessin de Théo)