Lumina nocte : nouvelle

C’était un moment d’accalmie. La neige, voile glacé déposé sur la terre, avait tout enveloppé de coton. Les battements des cœurs serrés dans la tranchée formaient une pulsation disparate. Ensemble, ils rythmaient le pouls de l’hiver. Leurs membres fourmillaient, leurs mains se craquelaient, leurs visages se couvraient de plaques rouges. La bise les prenait à la gorge, éteignant leurs voix et les quelques lueurs qui éclairaient leurs yeux fatigués. Aucun bleu horizon n’arrête le gris du vrai froid.

La course d’un rat sur la terre morte rompit brièvement l’immobilité. Dans la lumière de l’aube, on ne voyait qu’une forme floue se faufiler entre les sacs de toile et les équipements inutilisés. L’animal disparaissait par intermittence dans la fumée qui s’élevait de la terre endormie. Les hommes, engloutis dans leur torpeur, le regardaient passer sans bouger.

André non plus ne réagit pas quand la bête effleura son godillot. Il parvenait à peine à cligner des yeux, ses cils étaient gelés par le givre. Il avait pleuré. À ses pieds gisait une lettre décachetée, déjà froissée par les multiples lectures, salie par le passage des doigts sur les pages. Marie lui manquait. Elle lui manquait terriblement. Il regrettait tout ce que la lettre ne pouvait lui dire, le son de sa voix, l’odeur de son cou, le grain de sa peau. Il regrettait l’été 1913, les jours de leur mariage, ses longs regards à elle dans la moiteur provençale, leurs mains qui ne savaient comment se rencontrer. Et qui savaient, finalement. Toutes leurs trouvailles inattendues. Toutes ces douceurs qui paraissaient si loin maintenant, sur le sol dur d’une tranchée glacée, dans l’attente perpétuelle de la prochaine menace. André mourait chaque jour de ne pouvoir y retourner, la retrouver, guetter le soleil loin d’ici. Rien aujourd’hui ne semblait plus plaisant que ces après-midis de langueur. Le calme avant la tempête.

Marie lui avait écrit. Ses courriers étaient trop rares, trop succincts, mais ils étaient là, gardés tout près du cœur comme des poèmes, pour l’aider à s’endormir quand les images ressurgissaient. Deux ans plus tôt, tout cela était impensable. Depuis, il avait tué des hommes, et il ne s’était pas retourné sur leurs corps. Il n’avait pas vu leurs visages avant qu’ils ne tombent. Il n’avait pensé qu’à courir, à sauver sa vie, et maintenant leurs silhouettes fantomatiques visitaient ses nuits agitées. Peut-être ces soldats étrangers avaient-ils eux aussi reçu des lettres, gardées dans la doublure de leur veste comme des promesses de retour. Peut-être avaient-ils écrit d’autres maux à leurs amantes. Elles ne sauront jamais.

André serra encore la lettre de Marie contre son ventre, lovée contre les quatre autres. Celles-là ne peuvent partir en fumée. Tant qu’il ne l’a pas revue, ces lettres sont elle. S’il les perd, il perd son amour. Mais il ne les perdra pas. Il la reverra. Il ne peut en être autrement. Leurs moments de joie silencieux, leurs petits bonheurs ne peuvent rester orphelins. L’enfant qu’ils n’ont pas encore non plus.

Les mains d’André se relâchèrent tandis qu’il sombrait dans un état de semi-conscience. Les fentes de ses yeux mi-clos laissaient voir de sombres volutes. L’épuisement le gagnait. Perdu dans son délire, il dessinait du bout des lèvres les contours des mots de Marie qu’il connaissait déjà par cœur. Il l’entendait chanter les vers de Catulle, qui avaient bercé leurs jeunes amours. La lettre en était un écho aussi beau que douloureux. « Car chaque fois que je t’aperçois, Lesbie, je n’ai plus de voix dans la gorge, une flamme subtile se répand dans mes membres, mes oreilles tintent de leur propre bourdonnement, mes deux yeux sont aveuglés par la nuit. ». Tandis que l’aurore valsait avec les derniers lambeaux de brume, le jeune homme sentait s’élever son corps ankylosé. Les mots du poète et ceux de l’amante s’étreignaient, l’emmenaient au-delà du gouffre putride. Il ne sentait plus que la légèreté de Marie, les rubans flottant autour de ses hanches, son pas aérien. Et les vagues sous ses yeux au lendemain de leurs courtes nuits. Et tout ce qu’ils s’étaient promis.

Plus les minutes passaient, plus le corps d’André s’enfermait dans un cocon de marbre. Le froid serrait autour de lui ses lèvres blanches dans un sombre baiser. Il voulait rester avec elle, au creux des bras aimés. Ne plus jamais affronter la guerre et son vacarme et ses orages et ses grandes boucheries. Et la rejoindre.

Une détonation sourde vit voler en éclats l’armure de sa rêverie. Le feu pleuvait sur eux en lames acérées. Rien n’avait laissé présager cette attaque. La tranchée s’éveilla en quelques instants. Les corps se heurtaient dans la panique, le chaussures mordaient le givre frais. Autour des soldats rougeoyaient mille menaces de mort, qui fendaient le ciel rose dans des grondements lugubres. Tandis que tout s’agitait autour de lui, André ne bougeait pas un cil. Le regard absent, il aurait tout donné pour replonger dans sa torpeur, ignorer les rugissements autour de lui. Le silence sépulcral semblait mille fois préférable à l’enfer qui s’abattait sur eux. Il considéra un instant l’idée de rester prostré, attendant un réveil plus doux. Les paupières closes, il se laissait doucement replonger dans une apathie dont, cette fois, il était sûr de ne jamais sortir. Cette perspective était si apaisante. Partir vers le large et s’éteindre comme on s’endort.

Il s’imaginait sur un bateau. C’est là qu’il aurait voulu mourir. Dans les bras d’une mer calme, le souffle tranquille, les lèvres de Marie sur son front dans un ultime baiser. Et pour derniers mots, encore ces vers de Catulle pour promettre de l’aimer toujours.

Les yeux du jeune homme se rouvrirent brusquement. Cette dernière pensée l’avait secoué de part en part. Il regretta aussitôt de s’être abandonné au désespoir. À présent, le visage de sa bien-aimée flottait devant ses yeux. Elle était belle comme une muse. Elle était toujours vivante là-bas, et elle l’attendait. Elle ne l’attendrait pas toujours. Il ne pouvait l’imaginer danser avec un autre homme comme ils l’avaient fait tant de fois, leurs chaleurs entremêlées, leurs yeux brillants d’alcool, leurs bouches sucrées offertes. Il refusait de la voir accepter le baiser d’un inconnu, ses larmes de veuve taries par les années. « Il me semble être l’égal d’un dieu, il me semble, si c’est permis, surpasser les dieux celui qui, assis en face de toi sans cesse te regarde et t’écoute rire doucement». Alors André se leva.

Son incertitude n’avait duré que quelques instants. Les hommes s’agitaient encore autour de lui dans un ballet mortuaire. Les armes s’entrechoquaient, l’odeur de la poudre faisait monter des larmes à leurs yeux engourdis. André s’équipa tandis que son sang recommençait à courir dans ses veines. Ses membres étaient gauches à force d’immobilité, pourtant il fut prêt en moins d’une minute. Avec lui ne restaient que deux garçons terrorisés, qui semblaient hésiter à se lancer dans la bataille. André les détailla d’un regard. Aucune ombre ne brunissait leurs joues faméliques. Ils devaient être tellement jeunes. Le soldat chassa le renoncement qui le gagnait et s’élança, encadré par leurs deux silhouettes tremblotantes. Très vite, il les perdit de vue dans le chaos qui régnait. Les coups de feu répondaient à la pluie d’obus dans une symphonie frénétique, à laquelle s’ajoutaient des cris venus de toutes parts. André trébucha sur plusieurs corps inanimés et, refusant de s’arrêter pour eux, il sortit en trombe de la tranchée. Comme chaque fois, son ventre se tordit d’horreur. En un an, jamais il ne s’était habitué à cette vision infernale. Jamais il ne s’y habituerait. Ravalant la bile qui lui entravait la gorge, il résolut de ne pas dévier de sa trajectoire, et se mit à courir.

Il sut très vite que cette fois était différente. L’air était saturé d’une pesanteur inhabituelle, comme l’heure d’avant l’orage. Il voyait l’horizon danser, se contorsionner dans la touffeur de la mitraille. Le vacarme s’amalgamait en un essaim d’abeilles contre ses tympans. Le monde semblait s’être ralenti en une seconde interminable. André courait, la respiration hachée, il courait sans relâche, incapable de se défaire de sa terreur. Plus il avançait, plus il lui semblait que chaque pas serait le dernier. Cette course en enfer avait un goût de dernière fois.

À aucun moment André ne se retourna. Son Eurydice était loin, et il portait leur amour tout contre sa poitrine. Il se récitait encore et encore la lettre. Il goûtait chacun de ses mots comme un dernier délice. Le goût de la poudre tapissait son palais, ses poumons s’emplissaient d’un souffle fuligineux. Mais il ne pensait qu’à celui de Marie, à leurs respirations entrelacées. « Je n’ai plus de voix dans la gorge ». Il sentit à peine l’éclat d’obus qui s’enfonçait au creux de sa poitrine. Il se rappelait ses mains qui caressaient le haut de son ventre, l’embrasement sous son épiderme. « Une flamme subtile se répand dans mes membres ». Il n’entendit même pas le second obus qui s’abattait à quelques pas, fauchant ses jambes et le précipitant violemment à terre. Seuls résonnaient les murmures langoureux de Marie, toutes les fois où elle lui avait susurré son amour. « Mes oreilles tintent de leur propre bourdonnement ». Et tandis que la vie le quittait doucement, il ne prêtait pas attention à la douleur qui irradiait ses membres. Alors qu’il disparaissait lentement du monde et que tout devenait noir, il ne pensait plus qu’aux doigts de Marie, posés sur ses yeux pour qu’il puisse trouver le sommeil. « Mes deux yeux sont aveuglés par la nuit ».

Gaïdig

(image libre de droit : Champ de boue après la bataille de Passchendaele. Belgique, novembre 1917. Ministère de la défense nationale. Bibliothèque et Archives Canada. www.flickr.com)
ps : cette nouvelle a reçu le deuxième prix du concours national de la nouvelle Jacqueline de Romilly 2019, catégorie lycée