Toujours debout : nouvelle

La lance plantée dans le sol, j’ajuste ma prise sur le bouclier. Pour obtenir un semblant de soulagement, je glisse douloureusement ma main droite entre ma joue et le bord du casque qui me comprime l’oreille, puis secoue violemment la tête de gauche à droite. Cette manœuvre est moins utile pour l’arrangement de ma tenue que pour raffermir mon agressivité émoussée par l’attente et les préparatifs de la bataille. Elle est enfin imminente. Je me hisse sur la pointe des pieds et m’appuie sur ma lance pour prévenir une chute qui, facilitée par l’armure, n’en serait pas moins embarrassante au milieu de mes parents et compagnons. Enfin, je tords difficilement la tête vers la gauche, prenant garde à ne pas frapper mon voisin avec un bouclier que j’ai bêtement pris le soin d’accrocher à mon bras avant de faire l’histrion. Je constate ainsi vaguement que nos lignes, finissant de prendre leur forme, s’étendent à perte de vue. Confiant mais gêné de m’être attiré, par cet élan de curiosité, quelques bienveillantes moqueries de mes aînés, je me remets en place, regarde du coin de l’œil mes plus proches voisins et, voyant qu’ils sont déjà prêts à se battre, je reprends en main ma lance à la hampe râpeuse et regarde, comme eux, vers l’avant. J’ai, malgré mon assurance, un léger frisson en apercevant les rangs ennemis, aussi larges que les nôtres et hérissés d’arcs sournois.

Les ordres de Callimaque nous parviennent et, emporté par le mouvement global, j’avance. L’ennemi est loin ; je ne sais si notre rythme de marche, aussi soutenu, vient d’un ordre donné lorsque je n’écoutais pas ou tout simplement de notre volonté commune de broyer les Perses le plus brutalement possible. Ces derniers, initialement à sept stades selon ma rapide estimation, sont de plus en plus proches. Notre phalange accélère ; nous passons d’un pas rapide à la course et je trébuche maladroitement lors du changement de rythme. Les flèches commencent à pleuvoir et j’ai pris un léger retard. Je me précipite donc et dépasse mes deux voisins au moment où ils sont touchés par la troisième salve. Le regard, la volonté et les armes vers l’avant, je me rue sur les Perses dont l’orgueilleuse impudence semble se détériorer à mesure que nos pointes se rapprochent de leurs poitrines.

Celui qui me fait face ne paraît ni robuste ni confiant. La violence du choc est toutefois rendue étourdissante par ma vitesse. Ni son bouclier dérisoire, ni sa misérable pique, ni sa cuirasse médiocre ne peuvent lui sauver la vie et ma lance s’enfonce dans sa chair alors qu’il est soulevé vers l’arrière et que je manque de perdre ma prise sur mon arme. A cet instant, je me ressaisis et prends conscience de mon environnement. Mon élan démesuré m’a fait plonger dans la masse ennemie devant mes compagnons, dont certains, tombés, ralentissent les autres. Les aînés, moins dynamiques que les premiers rangs, ont un retard considérable. C’est donc entre la panique et la rage que je dégage ma lance en reculant puis me heurte de toutes mes forces, bouclier en avant, contre les Perses à ma gauche qui ont cru pouvoir me contourner. Je leur donne de multiples coups de lance sans force ni précision qui leur permettent de me l’arracher. Alors que des ennemis s’approchent du côté droit, je dégaine ma futile machaira en frappant à nouveau de mon bouclier sur la gauche. Je ressens une grande satisfaction en constatant, une fois mon bouclier abaissé, que quelques Perses, étourdis par ce coup, trébuchent maladroitement vers l’arrière. En toute logique, je lève mon épée et me précipite inconsciemment vers la droite.

Mes adversaires sont presque aussi déstabilisés que moi lorsqu’ils se font transpercer de part en part, devant mes yeux ébahis, par les lances de mes sauveurs dont j’avais oublié la présence. Je rentre donc, désorienté, dans les rangs. Une fois dans l’unité protectrice de la phalange, j’avance dans le mouvement et écrase l’ennemi sans effort, guidé par le courant. Les Perses cherchent alors leur salut dans la fuite. Callimaque, le beau combattant, nous empêche de les poursuivre. En effet, le centre de notre formation, en grande difficulté, nécessite qu’on le renforce. Nous remarquons que les Platéens, à notre aile gauche, ont eux aussi mis l’ennemi en déroute avec une efficacité surprenante. Comme nous, ils fondent donc sur le centre de l’armée perse. Nous ne pouvons pas rapidement atteindre les ennemis restants qui, ayant conscience de l’imminence de l’encerclement qui précipiterait leur mort, battent en retraite comme tous leurs semblables.

Nous reformons nos lignes et poursuivons les Perses vers leur campement et leur cavalerie qui les y rejoint. Nous savons que malgré ces maints renforts et ces vains efforts, nous avons déjà gagné. Nous traversons leur campement que des esclaves s’empressent déjà de piller et les rencontrons juste derrière. Ils semblent essayer de se revigorer et de retrouver espoir. Leurs légendaires archers, leur redoutable cavalerie, leur armée invaincue, nous n’en voyons qu’une masse fragile et terrifiée. Ainsi nous ne rencontrons après quelques instants de réel combat que des fuyards que rien ne nous empêche de poursuivre. Nous sommes toutefois, après plusieurs heures de combat, nous aussi fatigués. A maintes reprises, je n’échappe que de justesse aux fourbes pointes avides de sang.

Enfin, pour pourchasser les groupes épars, les phalanges se dispersent mais nous restons auprès de Callimaque, notre sage polémarque, que nous protégeons alors qu’il nous mène au combat avec ardeur. Sous ses ordres, nous suivons des fuyards longeant la côte dont l’air turbulent et iodé nous rappelle la proximité. Là, les Perses, ayant rejoint des navires, commencent à embarquer tout en se protégeant des rares Grecs qui sont déjà arrivés. Une fois de plus, confiants en notre supériorité, nous courons vers l’ennemi et, emporté par mon excitation, je m’élance en tête. La mêlée est confuse et rapidement, épuisé, la sueur inondant mon visage et grattant sous la cuirasse, je perds mon assurance et j’essaie davantage de survivre que de tuer. Au milieu du combat, une trirème part.

Dans les deux camps, les soldats se tournent, les uns après les autres, vers cette scène impressionnante : un hoplite accroché au bord du navire refuse de le laisser fuir. Constatant ce danger mineur, un Perse imposant s’empare d’une énorme hache. Il la lève au ciel et la laisse retomber avec fracas. Elle s’enfonce dans le plat-bord du bateau, tranchant net le poignet gauche du Grec. Il bascule sur la droite mais tient fermement de sa main restante. Le Perse, déconcerté par cet effort inhumain, retire laborieusement son arme du bois, la remonte au-dessus de sa petite tête puis la laisse à nouveau tomber sur le deuxième bras de l’hoplite. Ce dernier chute dans la mer agitée, rugissant de rage et essayant vainement de se rattraper avec des moignons sanglants.

A cet instant, une clameur de victoire s’élève chez les Perses et, alors que nous sommes encore abasourdis par ce spectacle, ils nous attaquent avec une ardeur restaurée. La pointe acérée d’une pique profite de la surprise pour se planter dans ma cuisse. La douleur est aiguë, inattendue et je tombe à terre, vulnérable. Je me fais traîner en arrière, hors de la mêlée, par mes aînés alors que Callimaque et quelques hoplites retiennent les Perses. Le soleil, notre nombre et notre moral étant trop bas pour continuer le combat, nous battons tous en retraite et laissons les ennemis nous échapper. Alors que nous rentrons au campement, je m’arrête et me retourne pour observer amèrement le départ des Perses.

Je ne le vois pas. Je ne vois que Callimaque. Callimaque, le grand polémarque, se tient seul, debout, face à l’ennemi. Callimaque, sage, serein, impassible et immobile, fier vainqueur au calme olympien. Callimaque, notre commandant, s’élève plus haut que tous, les pieds au-dessus du sol, bercés par le vent, la tête humblement penchée vers le bas dans un recueillement imperturbable. Callimaque, seulement retenu sur terre par de minces entraves, minces comme des fils de marionnette, fixées sur tout son corps, minces comme de petites piques perses, misérables, fourbes. Sournoises, dissimulatrices et trompeuses. Callimaque, sauveur de ma vie, des Athéniens et des Grecs, a vaincu et ne mourra jamais.

Ernest Talon

(image de Pascal Talon)
ps : cette nouvelle a reçu le quatrième prix du concours national de la nouvelle Jacqueline de Romilly 2019, catégorie lycée