Réflexion sur l’art et la manière d’insulter son prochain sans ETRE soi-même une enflure

Je laisse tomber un crayon alors que je suis en train d’écrire, et un « Putaiiiiin » franc et agacé m’échappe. Pourtant je n’ai aucune intention de qualifier mon crayon de travailleur du sexe, je ne pense même pas que le terme qui sort de ma bouche est une déclinaison grammaticale de « pute ». C’est, comme bon nombre d’interjections injurieuses, devenu un automatisme, que je vais me faire un plaisir d’interroger, ayant cette habitude fantasque de prêter attention aux mots que j’utilise, et me sentant souvent stupide de retrouver dans ma bouche des mots bien loin de mes valeurs.

Au fond, au delà d’un familier « bordel à cul » facilement identifiable et compréhensible par toustes, qu’est-ce qu’une insulte? C’est un acte de langage, qu’on peut définir par son effet: vexer, blesser cellui à qui elle est adressée. La linguiste Dominique Lagorgette en parle comme d’un « projectile verbale », et souligne que l’objectif de destruction sociale/corporelle de l’insulte se retrouve dans nombre d’expressions communes : « mettre quelqu’un minable », « traîner quelqu’un dans la boue »…etc Il est d’ailleurs chose amusante de constater que chaque langue, sans exception, a son répertoire d’insultes : c’est un invariant du langage.

Elle se définit également par son aspect pragmatique (en linguistique c’est s’intéresser aux éléments du langage dont la signification ne peut être comprise qu’en connaissant le contexte de leur emploi) : les insultes s’inscrivent dans des rituels sociaux. Si les insultes qu’on connait toustes (je te laisse le soin de faire une liste dans ta tête) ont malgré cette familiarité gardé un impact, c’est grâce à cet encrage social, à la puissance que lui confère sa répétition. On peut par ailleurs remarquer qu’avec le temps/la distance géographique, certaines insultes peuvent devenir drôles (c’est pour ça qu’on va facilement rire en entendant un.e québécois.e s’exclamer « Tabernacle! »).

Les insultes qu’on utilise disent donc quelque chose de nous, de la société et de l’époque dans laquelle on vit, elles sont révélatrices de tabous, de valeurs, de ce qui est sacré ou profane.

Ce qui me préoccupe ici, c’est que beaucoup d’insulte ont été plus ou moins dé-sémantisées, (c’est à dire qu’elles ont plus ou moins perdu leur sens) car elles sont issues de rituels anciens. Qui aujourd’hui pense à une vulve quand iel traite quelqu’un de « con »? Personne, on est bien d’accord. C’est pour ça qu’on a pas forcément conscience qu’en utilisant des insultes comme « pd » ou « enculé » on alimente une homophobie systémique (notez bien que ça marche aussi avec les insultes racistes, sexistes, antisémites…etc la liste est longue).

Ici on va me faire plusieurs remarques.

Premièrement, « Et les personnes concernées, elles ont le droit d’utiliser ces insultes ? Parce que mon pote gay il dit qu’il est pd alors pourquoi j’aurais pas le droit ? »

Ça dépend beaucoup du contexte, il faut se rappeler que si le but n’est pas de vexer ce n’est plus vraiment une insulte. Ce n’est pas non plus un phénomène nouveau pour des minorités de se réapproprier une insulte pour vider ce mot de sa force pragmatique, et le revendiquer (par exemple « queer » ou « pute », ou encore le mot « négritude » inventé par Aimé Césaire pour revendiquer l’identité noire et sa culture). Même si ça devient un outil de lutte pour une minorité, ce n’est pas à l’abri de blesser des individus; donc mettons que tu sois hétéro et que tu veuilles continuer à dire pd « parce que c’est drôle », tu peux dans un premier temps réfléchir à d’où vient ce mot et pourquoi tu trouves ça drôle. Après tu t’arranges avec les gens que tu côtoies, je vais pas te dire ce que tu as à dire mais tu pourras pas dire que tu n’étais pas informé.e.

Ensuite, « RoLalA MaIS oN pEuT PluS rIEn DiRe! »

Retourne au début de cet article, y’a des trucs qui sont pas rentrés.

Sinon, tais-toi ?

Et enfin, « D’accord mais qu’est-ce qu’on dit ? J’ai pas envie d’alimenter des discriminations mais c’est pas simple de se débarrasser de certains automatisme. »

Ça c’est une vraie bonne question. Car une insulte qui sort du répertoire commun n’est efficace que si elle et bien ajustée, et si on fait trop dans l’original, on risque au mieux de se prendre un regard perplexe, au pire de se faire rire au nez (essayez de traiter quelqu’un de sycophante ou de fieffé coquin, ça marche pas trop).

Que faire alors, parce qu’on va pas se priver d’insultes ! Ça serait nier les valeurs cathartique, ludique, voire parfois affectueuse de l’insulte. Pour Dominique Lagorgette c’est même un rempart social régulateur, le dernier bastion de la politesse avant d’en venir à la violence physique.

Concrètement, ça passe d’abord par un travail long et pas facile sur son propre vocabulaire, mais aussi par reconnaître que c’est un débat de société qui concerne tout le monde, et qu’inventer de nouvelles insultes ne peut marcher que collectivement, et que de toute façon ça va prendre du temps, car changer le langage c’est changer les mentalités, et qu’on a connu plus simple à ébranler (sinon cet article n’aurait pas lieu d’être).

Mais gardons espoir, les sociétés, et donc le langage, ça évolue. Soyons créatif.ve.s ! Remplaçons « fils de pute » par « cuve à foutre », et un jour peut-être on pourra traiter son voisin de prurit le plus naturellement du monde.

Supercalifragili (texte et dessin)